Le chemin des morts 23 Lasmier et les Guillion du Magnaux
Au printemps de 1845, Jacques travaille sur le chantier de la route de La Châtre à Evaux les Bains par Boussac. Quelle n’est pas sa surprise d’apercevoir la silhouette voûtée d’un homme qui lui rappelle celui qui l’a aidé à le sortir de ses mauvaises fréquentations parisiennes. Il s’approche et reconnaît Pierre Guillion son complice des Trois Glorieuses. Le brave homme a vieilli. Il a maintenant la soixantaine. Les deux hommes tombent dans les bras l’un de l’autre.
- Mais que fais-tu donc ici ! lui dit Jacques, je croyais que tu ne voulais plus revenir au pays. Que tu aimais trop la vie parisienne et ton amie, jamais elle ne s’habituera à vivre dans la boue surtout si tu fais les chantiers routiers et qu’elle doit rester seule dans une masure.
- Elle n’est pas là, répond le brave homme en baissant la tête. Elle ne viendra jamais. Un cocher l’a écrasée avec son coche sur le chemin de Bagneux dans la rue Saint-Jacques. Elle n’a pas survécu à l’accident. Je vis seul dans la maison de mon père à La Borde. Faire les chantiers routiers me plait. Ce n’est pas pour l’argent, mais ça me désennuie.
- Mais tu as tes frères et ta sœur ?
- Je ne veux pas leur donner du souci. Ils ont les leurs surtout Jean au Magnaud. Son aînée la Marguerite lui a donné bien du malheur . Elle a accouché d’une fille dont le père ne veut pas. C’est un étranger qui travaille sur les routes. Il est reparti dans son pays où il est déjà marié. Mon frère n’ose plus se montrer à Châtelux. Ma pauvre belle sœur, la Marie Beauvais, pleure jour et nuit. Qui voudra « marider » la Marguerite maintenant ? Mon frère souhaitait un bon parti pour son aînée afin de lui laisser le domaine. Il lui reste la petite Marie, mais elle est encore bien jeune. Ah si seulement la belle-sœur avait pu garder ses garçons, mais ils n’ont pas eu la santé. Enfin ! Et toi ! Te revoilà sur les routes ? Je croyais qu’une fois ton beau-père mort, tu allais reprendre la propriété ?
- Je le croyais aussi, répond Jacques avec une pointe d’amertume dans la voix. Mais le vieux a tout donné à son neveu. Mon épouse l’Elisabeth est aussi décédée à la fin de l’année dernière d’une méchante maladie aux poumons. Mes filles se sont placées domestiques et moi je préfère travailler sur les routes. Avec le salaire des chantiers, je ne vis pas trop mal. Je dors dans les baraques de la compagnie ou dans des auberges. En ce moment je loge à Clugnat.
- Tu peux venir chez moi à la Borde. Ce n’ est qu’à quelques heures de marche. Ça te fera économiser ta bourse. Lasmier accepte bien volontiers.
Un jour ou la pluie a rendu le chantier impraticable pour environ trois jours, les deux hommes décident de les passer chez Pierre à la Borde. En fin de journée ils arrivent en vue des premières maisons du village de Beybe.
- Vois ! nous arrivons à Beybe où mon frère Etienne est garde champêtre. La Jeanne Lecoq son épouse nous fera la « moulette ».
Après avoir évoqué l’infortune de leur nièce Marguerite, Pierre ferme son couteau en quittant la table. Il engage son compagnon à reprendre leur chemin.
Arrivés à La Borde, Pierre fait halte à la première maison. Il y embrasse, Sylvaine, sa sœur aînée. En repartant, il glisse à l’oreille de son ami:
- Nous reviendrons demain. Le mari de ma sœur, le Rapinat, est un filou. Cela fait plus d’un an qu’il ne m’a pas payé les loyers des terres que je lui ai louées. Cela compensera le manque à gagner du chantier.
- Parce que tu mets tes terres en fermage toi aussi ?
- Bien sur, celles que mon père m’a laissées à sa mort. Oh pas toutes, les autres, je les ai données à mon frères Jean du Magnaud. Mais le Rapinat lui, est un coquin. Il a épousé ma sœur pour sa dotte. Nous voilà arrivés. Voici la maison de mon père Antoine.
C’est une demeure comme toutes les demeures creusoises dont les pierres commencent à tomber et les noires solives piquées aux vers.
- Faudrait bien que je la retape cette masure. Mais pou moi tout seul et puis comme on dit se sont les cordonniers les plus mal chaussés. Tu dormiras en haut au grenier. Il y a encore trois paillasses. Moi je dors en bas sur la paillasse des parents. Demain après être passé chez le Rapinat nous monterons au Magnaud.
Le lendemain matin après trois quarts d’heure de marche qui séparent La Borde du Magnaud, Pierre et Jacques arrivent chez Jean Guillion le frère de Pierre. Trois chaumières composent le village. Une est occupée par les descendants des vieux Nigron qui ont assisté à l’agonie de l’Antoine Guillion. Ces nouveaux Nigron sont huiliers. La seconde est occupée par des Michaud. A celle des Guillion s’ajoutent une grange avec l’écurie accolée. Dans la chènevière porcherie, poulailler et bergerie terminent l’ensemble des bâtiments. Après avoir dépassé tous ces bâtiments le chemin descend vers un petit ruisseau sur lequel est aménagé un petit pont en pierres pour le franchir. Puis le chemin remonte vers « le Batteix » et Châtelux Malvaleix.
Au loin sur une petite butte où coule le ruisseau, une jeune fille de dix sept ans aux longs cheveux blonds bouclés garde ses brebis. C’est Marie la cadette des Guillion. Dans la chènevière près de la porcherie, une femme de trente quatre ans prépare dans un grand chaudron noir à l’aide d’un énorme bâton, la pâtée des cochons qui vivent pratiquement en liberté. Cette femme est la sœur aînée de la petite bergère. C’est la Marguerite. Ces traits sont grossiers sur un visage sévère avec un nez busqué d‘un oiseau de proie. Un châle noir comme le reste de ses vêtements laisse passer quelques mèches de cheveux raides et noirs. C’est un regard également noir et fuyant qui accueille les deux visiteurs.
- Bonjour l’oncle, sans un regard pour Lasmier elle pointe la maison du doigt, et dit ; les parents sont « à maisou » .
Les deux hommes trouvent Jean Guillion, assis devant la grande table de chêne en train de manger un trognon de pain sec accompagné d’un morceau de fromage de vache dont l’odeur se répand dans toute la pièce. Dans le coin à droite de la porte d‘entrée, Marie Beauvais courbée en deux, lave dans un grand seau rempli d’eau un pot de terre qui a servi à conserver du lait de chèvre. Dans le coin opposé près de la cheminée, croquant un trognon de pain ; une fillette de six ans. Elle se précipite dans les bras du vieux Pierre Guillion.
- Elle est bien « mignonne ». Dit Marie Beauvais
- Dommage que son père n’en ait pas voulue, ajoute son grand-père. Il est vrai que ce n’est pas la faute de la petite. Elle est pourtant bien belle. En attendant, maintenant, je ne peux plus « marider » la Marguerite. La honte est sur nous. Tout ça c’est la faute à toutes ces routes que vous faites partout. Tous ces étrangers qui y travaillent prennent nos filles jusqu’à les forcer quand elles ne veulent pas. C’est comme ça que cette petite a été faite.
Lasmier qui n’a encore rien dit jusqu’à cet instant interroge les braves grands-parents ;
- Elle s’appelle comment cette jolie petite ?
- Gilberte, répond la grand-mère. Ce n’est pas très courant par ici, c’est sa mère et sa tante Marie qui l’ont voulu et « te, quek te fesa ici ? Tu es marida ?»
Lasmier comprenant l’allusion répond avec un léger sourire.
- Je travaille sur les routes avec le Pierre. Nous nous sommes connus à Paris.
- J’ai entendu parler de toi à Châtelux et à Roches, coupe Jean Guillion, tu n’es pas de très bonne fréquentation parait-il. Enfin si tu es l’ami de mon frère c’est que tu n’es pas si « chti » qu’on dit. Tu seras donc toujours bien accueilli au Magnaud.
Les pluies printanières ont enfin cessées. Les travaux routiers ont pu reprendre. Pierre et Jacques sont repartis sur les chantiers routiers pour travailler tout l’été.
Arrivé septembre la route est terminée. Il faut signer un nouveau contrat pour un autre chantier. Pierre Guillion qui à maintenant dépassé la soixantaine hésite pour reprendre du service.
- Je ne m’en sens plus la force de continuer confie-t-il à son camarade Jacques Lasmier.
- Je te comprends, lui répond Jacques, mais la vie sera dure sans toi. Dans ces chantiers tu es mon seul ami. Nous avons vécu tellement de grands moments ensemble.
- Tu es veuf, alors pourquoi n’épouserais-tu pas ma nièce la Marguerite.
- Qui te dit qu’elle veut de moi et son père, le Jean, il n’a pas l’air de me faire une grande confiance.
- Mon frère est prêt à tout pour voir partir sa fille avec sa bâtarde. Il lui reste la Marie qui sera bientôt « bonne à marider ». Une fois son aînée partie, il aura vite fait de se trouver un « gendre » pour la petite Marie.
- Tu n’as pas tort mon Pierre, mais je n’ai pas de logis pour abriter une famille.
- Mon frère t’en trouvera un et s’il faut payer il payera.
(Le magnaux se termine également avec un "d" au gré des années)
(à suivre)