Le chemin des morts 7 L’exploitation des assignats
Le 10 octobre 1789, Talleyrand propose la nationalisation des biens du clergé. Les finances de l'État étant devenues catastrophiques, l'Assemblée Nationale Constituante décide, le 2 novembre 1789, que tous les biens du clergé seront mis à la disposition de la Nation. Ces biens seront destinés à être mis aux enchères pour remplir les caisses de l'État. Cette vente est confiée à une Caisse de L'Extraordinaire qui est créé le 19 décembre 1789.
Le 15 février 1790, la Constituante décide que le pays serait divisé en 83 départements eux-mêmes subdivisés en districts (6 à 9 par département), les districts en canton, les cantons en communes. Les départements reçoivent des noms de rivières, de montagnes, de mer proche. Pour celui qui nous intéresse il reçoit celui de sa rivière : la Creuse. A la tête des communes sont élus les "Maires" avec leur Conseil Général élus parmi les contribuables payant un impôt au moins égal à dix journées de travail. Le Conseil comprend de trois à vingt et un officiers et de six à quarante-deux notables, selon la population de la commune. Le Maire est élu pour deux ans.
Le droit de vote, dont les femmes sont exclues, est réservé aux citoyens dits actifs, ce qui suppose plusieurs conditions : être âgé de plus de 25 ans, être domicilié depuis plus d'un an dans la ville ou le canton, de ne pas être domestique, ne pas avoir subi de condamnation, et surtout payer une contribution directe égale à trois journées de travail. Toutes ces conditions favorisent l'élection le plus souvent des curés de paroisse, des représentants de l'aristocratie, des notables locaux ou des représentants de familles roturières enrichies. Ces élections se pratiquaient le plus souvent dans les églises ou sur le parvis de ces dernières.
La vente des biens nationaux prend du temps, au minimum un an. C'est un délai beaucoup trop long, les caisses de l'État sont vides et la faillite arrivera bien avant que tout ne soit vendu. C'est ainsi que le 6 décembre 1790, la Caisse de l'Extraordinaire décide de créer des billets dont la valeur est assignée sur les biens du clergé. L'assignat est né.
Le fonctionnement de l'assignat est simple. Toute personne qui désire acheter des biens nationaux doit le faire avec des assignats. Il faut donc avant tout que les particuliers achètent des assignats auprès de l'État. Une fois la vente effectuée, de retour dans les mains de l'État, les assignats doivent être détruits.
Les premiers billets émis ont une valeur de 1000 livres. Une valeur si importante ne les destine pas à la majorité de la population mais à une minorité de particuliers déjà aisée qui en profite pour épargner. Plus grave, à cette époque, les billets sont facilement falsifiables. Les faux assignats circulent de plus en plus dans le pays. On se retrouve donc avec une quantité plus importante d'assignats que ce qu'il doit véritablement y avoir. L'assignat perd de plus de sa valeur, en 3 ans, de 1790 à 1793, l'assignat perd 60% de sa valeur.
Bien que l'assignat voit sa valeur réduite, les enchères des biens nationaux restent tout de même très élevées et seules les personnes aisées peuvent les acheter. C'est ainsi que certains s'enrichissent énormément et achètent d'immenses terrains et bâtiments pour presque rien, en comparaison de leur valeur réelle.
En 1793, pour soutenir l'assignat, de lourdes amendes et de graves peines d'emprisonnement sont instaurées pour toutes personnes surprises à vendre de l'or ou des pièces d'argent enfin tout ce qui comprend le refus d'un paiement en assignat. Dès les premiers jours de la Terreur, le 8 septembre 1793, ces transactions sont passibles de la peine de mort : les biens sont confisqués et le délateur récompensé.
Dans la plus part des cas, les acquéreurs de biens nationaux font de bonnes affaires. Aux biens du clergé sont adjoints les domaines de la couronne, les biens des émigrés, ceux des suspects et des condamnés. Les grands domaines sont morcelés en petites parcelles dont les nouveaux propriétaires deviennent des défenseurs passionnés de l'œuvre révolutionnaire.
Les assignats dans nos villages
Au mois de décembre 1790, au petit village du Mas, le père Lasmier compte la maigre paie de son aîné si péniblement gagnée à la carrière.
- Comment, dit-il à son épouse, veux-tu que nous achetions des assignats. 1000 livres l'assignat qui peut chez nous s'en procurer ? Nous ne pourrons jamais acheter les terres que nous cultivons. Elles seront achetées par des riches et nous, nous n'aurons plus rien pour manger.
- Mais nous pourrons tout de même conserver la chaumière avec la chènevière, la grange et la porcherie ? Interroge la femme.
- Dans un premier temps il nous faudra être les fermiers des nouveaux maîtres. Pour cela, je serai obligé de faire en plus le "journalier" et dès que le p'tit dédé pourra, il rejoindra son frère à la carrière.
Le petit André assis devant un trognon de pain murmure entre ses dents.
- Qu'est-ce que tu marmonnes toi, tu ferais mieux de t'occuper des cochons, lui crie sa mère.
- Je sais moi où avoir des assignats pour presque rien.
- Qu'est-ce que tu chantes, morveux, lui lance le père Lasmier.
- Le frère connait des gens à la carrière qui ont des assignats, ils en vendent à tout le monde pour presque rien.
La mère du gamin se lève d'un bon et quitte l'âtre de la cheminée près duquel elle était assise, pour asséner une énorme gifle à son cadet.
- Petit crétin, ces assignats sont des faux ! C'est la mère Ratoullat qui me l'a dit au lavoir. Nous sommes nés pauvres, nous mourrons pauvres, mais nous resterons honnêtes. Tu veux nous faire couper la tête ?
André quitte la chaumière en courant dans la neige fraîchement tombée de la nuit dernière. Il passe devant la carrière et se dirige vers l'étang où il sait que tout à l'heure la petite Marie Ratoullat viendra le rejoindre emmitouflée dans son "chérier" noir. Il sèche ses larmes et se rince le visage dans l'eau glacée de l'étang. Il ne faut pas que Marie voit qu'il a pleuré. Il est un homme et un homme ça ne pleure pas. La révolution peuft ! Tu parles elle est faite que pour les riches grogne-t-il en lançant au milieu de l'étang une boule de neige.
A Lacoux les biens du curé Brillant ont été placés sur la liste des biens nationaux. Le prêtre a quitté sa demeure depuis le 2 novembre 1789 jour ou l'Assemblée a décidé de confisquer les biens du clergé, pour rejoindre la petite ville de Saint-Hillaire en Berry. Depuis l'abolition des privilèges ses principaux fermiers, les Boudrionnet continuent à occuper la demeure qu‘ils occupaient du temps du curé Brillant. Les Tallaire ont pris possession d’une partie des dépendances du Prieuré appelées « la Cournière » Les Boyer et les Guinjard occupent chacun une chaumière dans les jardins et potagers.
Cette veille de Noël 1790 la neige recouvre villages et campagne. Le froid glace les os. L’ancien Prieuré avec son enceinte semble retiré de tous les mouvements de ce monde et pourtant....
La nuit tombée des silhouettes noires courbées par une violente tempête de neige, avancent péniblement jusqu'aux anciens bâtiments du curé Brillant.
Assis au bout de la grande table de chêne, placée en plein milieu de la pièce et face à l'immense cheminée où crépite une énorme bûche, le père Boudrionnet verse un verre à son voisin mitoyen le « cousin Brillant » de cet affreux breuvage que l'on fabrique avec les raisins de la treille qui coure sur les murs des chaumières. Ce personnage c‘est installé dans les anciens appartements du curé Brillant dont il est le cousin. C‘est pour cette raison qu‘il a été surnommé « le cousin ». Tous deux attendent l'entrée de ces silhouettes noires courbées par la tempête de neige.
Les premières à rentrer sont celles de Jean et François Boyer. La famille Boyer porte le deuil du chef de famille Pierre Boyer décédé ces derniers mois. François l'aîné est devenu le chef de la famille.
Juste derrière eux pénètrent dans la pièce les deux frères Gerby, dont l'un est le compagnon de route de Jean Boyer lors des migrations parisiennes. Les derniers à s'installer autour de la table sont les pères Guinjard, Tallaire et Glomot. Le père Boudrionnet préside cette assemblée. Car il s'agit bien d'une assemblée. Mais qu'elle en est le but ?
Écoutons...
Le maître des lieux prend la parole.
- Mes amis, excepté le Glomot, nous sommes tous des habitants de la "Cournière". Notre ancien maître le curé Brillant nous avait installés entre les murs de son "château" pour le servir. Il était bon avec nous. En échange de notre travail il nous donnait de quoi manger, il nous logeait, nous chauffait. Ceux qui souhaitaient monter à Paris faire les maçons, il les soutenait. Aujourd'hui, l'Etat a chassé notre bon curé. Il lui a pris ses terres pour les vendre à d'autres riches. Qui va acheter demain les terres que nous cultivions et nous faisaient vivre ? Cet assignat de malheur coûte mille livres qui d'entre nous peut s'en acheter ?
François Boyer tape du poing sur la table.
- Si nous ne pouvons pas en acheter, d'autres au village ne s'en privent pas. Surtout les Belugeon, les Aubreton, les Dufour, et même mais cousins les Durand.
-" bon dieu", s'exclame le fils Gerby, où trouvent-ils de quoi donner mille livres pour un assignat ?
- Ce sont des maçons, répond Jean Boyer, mais pas comme nous. Ils ne vont pas sur la place de grève de Paris quémander un emploi pour une saison. Ce sont eux qui embauchent. Ils sont devenus entrepreneurs et vivent à Paris comme des bourgeois. Ceux qui restent chez nous achèteront les terres avec les revenus que leurs frères ou cousins "Parisiens" leur transmettent en assignats. Ce seront eux les nouveaux maîtres et nous deviendrons leurs domestiques.
- Mais comment éviter cela, marmonne le père Glomot, à part faire "marider" nos enfants avec les leurs....!
- Il y a une autre solution, rétorque le Boudrionnet qui jusqu'ici n'avait rien dit. Défunt Pierre Boyer était assez vieux, ainsi que défunt mon père, pour connaître quelques secrets qui se cachent encore aujourd'hui dans ce "château". Il s’est dits qu'à l'époque où les huguenots brûlaient nos églises et "châteaux" les curés de Jouillat sous l'ordre du Prieur auraient enterré ou emmuré des sacs de pièces d'or qui appartenaient à la cure. Le curé Brillant les aurait longtemps cherchés mais n'aurait rien trouvé.
- Oui, confirme François Boyer, seulement défunt mon père m'a également parlé d'un souterrain creusé par les curés pour échapper à ces huguenots. Ce souterrain serait parti de la cave du curé Brillant pour rejoindre le château de "la Brousse". Alors pourquoi ce trésor ne se trouverait-il pas à la Brousse ou ici dans ces murs.
- C'est vrais, dit le cousin Brillant, dans ma cave il y a une porte qui a été bouchée. Moi, je l'ai toujours vue comme ça du temps de mon cousin le curé.
- Il se pourrait donc qu'un "trésor" se trouve près de nous s'exclame le vieux Glomot ! Si nous le trouvons, nous pourrions nous le partager et acheter des assignats.
- Eh oui, c'est pour ça que je vous ai demandé de venir ce soir en secret, répond Boudrionnet en sifflant un verre de cidre. En secret car il ne faut surtout pas que le reste du village connaisse nos projets car il demanderait également une part du trésor.
- C’est bien beau tout ça, mais parole de Jean Boyer, où sont ces pièces d'or. Il nous faudrait démolir pierre à pierre le «château » !...
Boudrionnet en frisant sa moustache crasseuse esquisse un léger sourire.
- C'est pourtant ce que nous allons faire rétorque le maître des lieux. J'ai su par un certain Bruneton de Villecoulon qui avait bu un peu trop de cidre à l'auberge de Jouillat, que les habitants de son village avaient démantelé leur "château" avec ses enceintes de chez eux afin de récupérer les pierres pour construire des granges et agrandir leur chaumière. Nous pouvons très bien en faire autant.
Le père Tallaire s'étonne.
- Et tu penses, dit-il, en s'adressant au Boudrionnet, que les Belugeon et les autres ne se poseront pas de questions ?
François Boyer bascule sa casquette en arrière.
- Et si les pièces tombent entre les mains autres que les nôtres durant la démolition ?
- Non ! Et non ! , s'énerve le père Boudrionnet en tapant du poing sur la table.
- Nous sommes les seuls à loger dans la "Cournière" du "châteaux". C'est à nous seuls de démonter les murs de ces bâtiments où peut se trouver le trésor. Les autres se contenteront de récupérer les pierres des murailles. Si nous trouvons l’or nous nous le partagerons et achèterons des assignats pour s’approprier les parcelles de la "Cournière" où nous bâtirons nos granges et chaumières en plus des terres de nos anciens maîtres.
- Soit, approuve le père Guinjard, je suis de l'affaire.
A ces mots, toute la tablée se lève d'un seul homme et le père Boudrionnet lance:
- Tapons tous là dans ma main !
Et tous lèvent leur verre à l'approbation de la démarche. Le père Guinjard, le plus vieux de la tablée se rassoit le premier.
- Attention les amis, nous ne pouvons pas entreprendre la démolition des bâtiments sans l’accord du Maire. Les biens ne nous appartiennent pas encore. Ils sont au nouvel Etat.
Boudrionnet rassure tout le monde.
- Le maire est un mange curé. Il fait démolir tout ce qui peut faire rappeler le clergé. D'ailleurs il a même participé à la démolition du "château" de Villecoulon m'a dit le Bruneton. Je me charge de lui faire signer notre projet.
- Autre chose, lance le vieux Guinjard, il va nous falloir des bras et nos jeunes maçons vont reprendre la route de Paris au printemps. Nous serons obligés d'aller chercher des bras en dehors de la "Cournière".
- Pas question, s'exclament, les deux jeunes maçons que sont le Gerby et le Jean Boyer. Nous ne participerons pas à la prochaine migration. Nous y gagnerons plus à piocher ici qu'à se faire exploiter par les entrepreneurs parisiens. Quant aux autres habitants de Lacoux ils auront assez de labeur à démolir les anciennes murailles et en bâtir de nouvelles granges et chaumières.
La neige a cessé de tomber lorsque l'assemblée des "conspirateurs" s'engouffre dans la nuit noire. Chacun rejoint sa chaumière en s'enfonçant dans la neige jusqu'aux genoux. L'arrêt de mort du vieux Prieuré a été décidé.
A Saint-Dizier les Domaines, dans la famille Guillion l'ambiance est totalement différente.
Les deux frères Antoine et Sylvain Guillion sont devenus de fervents révolutionnaires. Leur passé sous l'ancien régime, avouons-le, quelque peu de brigands attaquant les officiers du roi qui collectaient pour la noblesse de la paroisse et approvisionnaient en denrées alimentaires les différents membres du clergé, leur ont apporté une forte popularité au sein de la nouvelle commune de Chatelux-Malvaleix dont à Saint-Dizier les Domaines et autres hameaux alentours.
Les multiples petits larcins plus les importants revenus des autres membres de la famille ayant créé plusieurs petites entreprises de bâtiments dans la région parisienne ont fait de cette famille Guillion une des plus importantes de la nouvelle commune. De plus ses membres comportent un nombre important de rameaux. On trouve des Guillion pratiquement dans tous les hameaux aux alentours de la Borde. A Beybe, à la Verrière, au Mondoueix, à la Seiglerie etc.... Tous les membres de la famille rassemblent leur pécule afin de se procurer un maximum d'assignats en épargnant parfois. Ils deviennent des nouveaux riches que la révolution a engendrés.
De ce fait, Antoine et Sylvain Guillion, sont élus cette année 1790 au Conseil Général de la commune de Châtelux Malvaleix.