Au Mas en Creuse
Pendant ce temps, dans les paroisses marchoises, la disette est à son comble. Après un hiver particulièrement rigoureux avec des gelées "à fendre la pierre" puis un printemps exceptionnellement pluvieux, les récoltes sont désastreuses. Tant et si bien que des troubles importants se produisent dans certains villages. Les habitants de Jarnages saisissent par la violence le grain acquis par la municipalité de Guéret, au profit du curé de Saint-Chabrais. Dans les petites paroisses de Jouillat, Champsanglard, Saint-Dizier-les-Domaines, on tente de survivre. On est loin de savoir ce qui ce passe précisément. Situé à environ quatre ou cinq kilomètres du bourg de Champsanglard en allant vers le hameau de Bordas et la grande ville de Bonnat, à deux pas de Roussine et de Tirelangue, se trouvent les quatre ou cinq chaumières "du Mas". A proximité une carrière de granit emploie une bonne partie des hommes de ces petits villages.
Sur le chemin qui va à la carrière, une petite chaumière entourée d'une « chènevière » où est cultivé le chanvre. Juste devant, une porcherie où grogne un énorme verrat accompagné de ses truies. Derrière la porcherie, une vieille grange. Une petite porte s'ouvre sur une bergerie où s'entasse une vingtaine de moutons et cinq chèvres amoureusement dorlotées par un vieux bouc. Des poules vont picorer dans le fumier à cochon et s'aventurent même dans la cour réservée aux porcs. L'intérieur de la chaumière est composé d'une vieille table de bois bordée de deux bancs de chêne. Une porte de bois ferme un placard dans un creux du mur. A droite de la porte d'entrée, l'âtre de la cheminée tout noir de suie se balance une crémaillère, une marmite également toute noire où cuisent des pommes de terre que l'on mangera le soir, trempées dans du lait de chèvre, car ici on n’a pas les moyens d'élever des vaches. Dans le fond, à chaque angle de la pièce, deux paillasses de paille bordées par de gros draps de chanvre, qui provient de la chènevière le tout recouvert par un gros édredon de plumes. La première est occupée par le père et la mère d'André Lasmier et la seconde par André et son frère.
André a neuf ans. Son frère son aîné de trois ans, a été placé à la carrière où il pousse des chariots. Cela permet à la famille de pouvoir acheter de temps en temps de quoi cuisiner un pot-au-feu le dimanche ou de s'offrir quelques vêtements chauds pour les rigoureux hivers. L'espoir du père Lasmier est que son aîné devienne un jour tailleur de pierre. Ça leur permettrait d'acheter une vache ou deux.
André, lui le cadet, aide sa mère à la maison pendant que le père fait les gros travaux des champs. Le "p'tit dédé" comme on l'appelle, s'occupe de la volaille, « cure » la porcherie. Il n'aime pas beaucoup cette corvée car parfois il lui arrive de se trouver nez à nez avec d'énormes rats de la taille d'un chat. Ce qu’il aime par-dessus tout, c'est amener les moutons et les chèvres aux champs. Il les conduit derrière la carrière, traverse les bois de Dauges jusqu'aux étangs. Il confie son petit troupeau à sa chienne "Dora", contourne l'étang jusqu'au pré qui longe l'autre rive de l'étang. Là, Il rencontre la petite Marie Ratoullat qui surveille ses six vaches. Ils se connaissent depuis leur naissance. Les parents de la petite Marie sont du village des Dauges à deux pas de Champsanglard. C'est grâce à eux que le père Lasmier a pu faire enbaucher son aîné à la carrière.
- Ma grand-mère Gerby est venue de Lombarteix. Dit Marie en traçant des ronds sur le sable du bord de l'étang avec son bâton.
- Tu as de la chance d'avoir une grand-mère. Elle doit te raconter beaucoup d'histoires concernant les vieux qu'elle a connus. Répond André en lançant des cailloux dans l'eau.
- Oh tu sais elle parle surtout à mon père et ma mère. Moi j'écoute. Mais je ne comprends toujours pas tout. Elle a dit que bientôt nous risquerons de ne plus avoir de roi. Tu crois que c'est possible ?
- Tu sais, moi, roi ou pas roi il faudra toujours que je me batte avec les rats. Et puis ça sert à quoi un roi ?
Du haut de leur insouciance les deux gamins grimpent en courant jusqu'au haut du pré et se laissent rouler jusqu'à la rive de l'étang où les attend, les mains sur les hanches, la bonne vieille grand-mère Gerby.
- Vous finirez bien un jour par vous noyer. Leur crie-t-elle.
- « Finira bin aussi par les marida" murmure-t-elle entre ses quatre dents qui lui restent.
(à suivre)