Après plusieurs jours de marche, Jacques voit les premiers toits de Lacoux. En arrivant au Couderc il aperçoit revenant du lavoir des Glomot la Anne Belugeon, la veuve du Gerby, qui va étendre ses draps dans la chènevière.
- tè donc ! Vla l’bel oiseau ! S’exclame la vieille femme.
- Oui j’ai su que le père François a quitté ce monde
- Et tu viens voir ce que tu peux ramasser. Tu ne manques pas d’audace après tout ce que tu as fait à cette famille. De plus tu ne sais pas tout.
- Ils m’ont encore caché des choses ! Mais j’ai des droits. Je suis le gendre.
Lasmier contourne la grange des Glomot afin d’éviter le lavoir où les femmes du Couderc et de la Cournière « tapent » les draps. Il descend par le pré qui longe la chènevière des Boyer. Sous un poirier ses trois filles se roulent dans l’herbe fraîche en ces lourdes chaleurs d’août. Marguerite la plus grande, âgée de quatre ans, surveille ses deux sœurs Anne trois ans et Marie deux ans. Jacques s’approche mais aucunes ne prêtent attention à lui. Il fait demi-tour, longe la bergerie avant de se présenter sur le seuil de la chaumière.
La Magdeleine, sa belle mère, « bat le beurre » dans une « baratte » coincée entre ses jambes. Son épouse Elisabeth épluche des pommes de terre.
- Si tu veux souper là, je peux en éplucher quelques unes de plus. Propose l’épouse du Jacques sans lever la tête.
- Je suis revenu pour rester. Maintenant que le père n’est plus vous devez « bin » avoir besoin de moi.
- Nous n’avons pas besoin de toi, rétorque la Magdeleine.
Elisabeth se lève et fixant son époux dans les yeux, lui confirme :
- C’est vrais nous n’avons pas besoin de toi ici. Mais si tu veux rester tu peux, lance-t-elle en surveillant la réaction de sa mère qui ronchonne entre ses dents : Ce diable va encore lui faire un gamin qu’il nous faudra encore nourrir.
- J’irai faire le journalier. Quand les maçons sont partis, on a besoin d’hommes dans les champs.
- Les femmes aussi s’écrie la Magdeleine. Si c’est pour aller faire le journalier au cabaret du père Chazeaud, tu peux t’en aller.
- Restes le Jacques. D’abord ce n’est plus la mère la patronne ici, n’y moi. Mon père a tout laissé à son neveu François mon cousin germain de Jouillat, à mes sœurs et mon frère moi je n’ai gardé que quelques terres dont celle des « Bugeaud ». Les autres, j’en ai vendues quelques unes à ma sœur Anne. La Marguerite a épousé le frère du François Peynot. Elle est partie bru aux Taches. Mon frère Claude et le cousin François de Jouillat étaient ses témoins. C’est son époux, le Pierre qui va reprendre la forge. Mon frère Claude reste dans l’Oise. Mon autre sœur, Anne, est toujours domestique à Boisfranc chez les Dufour. Pour nous, il nous reste que trois vaches pour le lait, des brebis, quatre chèvres, un verrat et deux truies plus quelques poules. Le cousin François nous laisse loger ici. Il est le parrain de notre Marie. Lui reste à Jouillat. Voilà, tu sais tout. Nous n’avons plus rien. Alors tu peux repartir ou rester. Nous, nous avons assez pour nourrir les trois filles.
- A Paris j’ai connu la misère des blessés et des morts sur les chantiers et dans les combats de rue contre l’oppresseur. J’en ai assez. Je reste ici.
Lasmier passe une trés mauvaise nuit. Il a retrouvé une femme vieillie, maigre et usée. Des quintes de toux lui font cracher le sang. Une belle mère qui le hait et trois filles dont il se demande si elles l’aimeront un jour.
Au petit matin, Jacques, descend à Jouillat. La commune y célèbre une cérémonie commémorative à l’intention des « Trois Glorieuses » qui ont libéré la France du roi Charles X. En tant que participant à ces journées, Lasmier fait figure de héros. Il est chargé par le Maire de Jouillat de planter l’arbre de la Liberté, un tilleul, au centre du village de Lacoux.
Gonflé de fierté, le Jacques remonte à Lacoux dans le courant de l’après midi. Passant de maisons en maisons, il rassemble la population du village devant la propriété des Boyer. Il a choisi cet endroit qui est à égal distance du bas de Lacoux et du « Couderc » sensiblement au centre de la « Cournière ». Outillé d’une pioche et d’une bêche, Jacques aidé de l’Alexis Aubreton, du Joseph Belugeon et de Jean Tomasson, chacun représentant les trois « quartiers » de Lacoux, plantent le précieux arbre juste devant la porte des Boyer.
La « cérémonie » est bien arrosée mais avec un enthousiasme plutôt réservé. Louis- Philippe est tout de même un « Orléans » et roi de France.
Si l’austérité est toujours présente entre Jacques Lasmier, belle-mère, épouse, et belles-sœurs, elle est désormais beaucoup moins présente entre le Jacques et ses trois filles trop jeunes pour comprendre le comportement de leur père. Dans le village, Il a su faire oublier ses frasques jusqu’à son beau-frère François Peynot des Taches, malgré les réticences de son épouse Anne. Il va donner la main durant les gros travaux agricoles, à Jouillat, chez son cousin et parrain de sa fille cadette Marie. Il travaille également chez les Peynot aux Taches. En 1834, Anne Peynot met au monde un petit François. Chez sa belle-mère, Jacques, cure les écuries pendant que son épouse et sa belle-mère vont « aux champs » garder les vaches , moutons et chèvres. Durant les journées, les petites sont chez la Sylvaine Gerby qui a épousé son cousin germain l’Antoine le fils de la vieille Belugeon du Couderc qui est décédée l’année dernière. Le nouveau couple Gerby a abandonné le Couderc pour s’installer dans une grande chaumière du bas du village près des Belugeon. Quand la bourse est trop vide pour l’achat d’un porc, d’un mouton, d’une chèvre ou le remplacement d’une vache ou dun âne qui vient de crever, Lasmier va faire des journées, au moment des foins, des moissons, du ramassage des pommes de terre et des raves. Il va en particulier chez les Brunaud les Tallaire, les Guinjard, les Gerby et la fille Godard ce qui lui donne la réputation de « coq du village » qui n’arrange en rien les rapports avec sa famille.
En 1836, le 22 mai le gouvernement fait passer une loi concernant les routes et chemins vicinaux. Aux 1erjanvier 1837, le département de la Creuse n’a que quatre routes impériales et cinq routes départementales soit 559 km de voies praticables. Le pays languit dans la pauvreté et l’isolement. Tributaires de leurs voisins, les cultivateurs restent dans l’inaction. L’industrie et le commerce sont également frappés d’impuissance, ne pouvant se développer à défaut de débouchées. Aussi dès son apparition, cette loi est acclamée par l’intelligente population creusoise.
Cette initiative est une aubaine pour les maçons et tailleurs de pierres creusois qui vont pouvoir se faire embaucher sur les différents chantiers routiers sans pour cela quitter pour six mois leur famille dans les grandes migrations. Lasmier est dans les premiers à faire une demande sur un des premiers tronçons celui de Guéret à Limoges. Les ouvriers dorment et mangent sur les chantiers ou les auberges avoisinantes. Jacques va pouvoir reprendre sa vie d’errance qui commence à fortement lui manquer.
L’avantage par rapport aux grandes migrations est que, arrivant les gros travaux des champs, nombre d’ouvriers quittent les chantiers pour rejoindre leur village s’occuper de leurs récoltes ce qui oblige les entrepreneurs d’embaucher une main d’œuvre étrangère notamment espagnole, italienne et même polonaise qui finira par provoquer du chômage chez les creusois.
A Lacoux nombreux sont ceux qui vont suivre Lasmier dans sa démarche. Antoine Michaud l’époux de la Louise Brillant, Jean-Baptiste Bichon marié depuis deux ans à Jeanne Tomasson, Antoine Gerby, le fils de la vieille Belugeon qui a épousé sa cousine Sylvaine Gerby la fille de Jeanne Parot et Jean Gerby du Couderc, les deux beaux-frères Annet Godard et François Brunaud, ce dernier ayant épousé Anne Godard la sœur d’Annet. Quelques jours avant de signer son premier contrat sur le chantier routier de Guéret à Limoges une situation inattendue va contrarier le projet de Lasmier.
(à suivre)