Le chemin des morts 27 L'année 1857
Les premiers jours de janvier 1857, sont particulièrement froids. La neige n’est pas là mais il gèle jusque dans les étables. Malgré ce froid les portes des chaumières et maisons restent ouvertes. C’est le signe que tous les occupants sont en bonne santé. Les femmes se blottissent dans leur « chérrier » autour de l’âtre qui fume car parfois le bois n’est pas bien sec et beaucoup de cheminées « tirent » mal. La porte ouverte sert aussi à faire évacuer la fumée qui envahit la pièce. Parmi toutes les maisons de Lacoux une seule porte reste fermée. Celle de François Boyer.
Le père François est âgé de soixante deux ans. Il est alité depuis plusieurs semaines. Cela fait déjà plusieurs mois qu’il ne peut plus uriner malgré des envies fréquentes qui lui provoquent de terribles douleurs dans le bas ventre. Depuis la Noël il a dû se mettre au lit, les douleurs et la fièvre devenant continuelles. La porte fermée conserve dans la pièce une odeur pestilentielle, mélange d’urine et de fumée. Les voisins qui viennent le visiter ne peuvent s’attarder dans la pièce tant l’odeur est difficilement soutenable. Seule, Gilberte Durand son épouse, reste dans la demeure à assister son époux. Leur fille Marie qui a seize ans est hébergée chez Jean Guinjard qui l’emploie comme domestique. Au soir du 19 janvier, le mourant demande à voir son cousin par alliance et voisin Jacques Lasmier. Un peut contre son gré Gilberte se rend chez les Lasmier.
- Le François veut te voir dit-elle à Jacques Lasmier.
Jacques a toujours eu une forte amitié envers François Boyer. Sans dire un mot à la Marguerite qui n’a même pas jeté un regard vers sa voisine, Jacques descend l’escalier et s’approche, malgré l’odeur, de son « cousin » et ami.
- Jacques, je voudrai m’entretenir avec mon cousin François Legal du Rochereau. Vas le chercher, il faut que je règle une affaire.
Le lendemain matin à l’aube Lasmier prend le chemin du Rochereau. Vers les 8 heures 30 il est de retour à Lacoux avec François Legal. Le vieux Boyer a le souffle de plus en plus court. C’est avec grande peine qu’il murmure à l’oreille de son cousin :
- Il faut « marida » ma petite Marie au Pierre Lamoureux de Boisfranc. Il est son « galant « depuis deux mois et je me suis mis d’accord avec son père « Y pouva compter sur te ? » C’est sur cette question et un dernier gémissement que le brave François Boyer, à 9 heures du matin, rend le dernier soupir.
L’après midi François Legal accompagné de Jean Guinjard passent les marais de Villemorle pour déclarer le décès à la Mairie de Jouillat. Au retour ils font un détour par le village de Boisfranc pour se rendre chez les Lamoureux régler les détails des dernières volontés du défunt. Dans quelques jours le « chemin des morts » conduira le dernier des Boyer de Lacoux au cimetière de Jouillat.
Le 22 février de la même année, Marie Boyer, la fille de défunt François Boyer, épouse Pierre Lamoureux selon la volonté du père décédé un mois plus tôt. Il avait déjà fixé la date avec le père Lamoureux afin de respecter un contrat de mariage établit à Guéret par les deux chefs de famille. Cette union est réduite à un simple mariage civil où sont présents uniquement les quatre témoins dont Jean-Baptiste Bichon de Lacoux pour la mariée.
Le 18 mars de l’année suivante, le ménage Lamoureux s’agrandit d’un petit garçon : Antoine.
A côté chez les Lasmier, la belle fille de Jacques, Gilberte, atteint maintenant ses 19 ans. C’est une très jolie jeune fille, un peu trop même et elle le sait. Les hommes du village la regardent parfois d’un peu trop près. Elle est loin de ressembler à sa mère Marguerite. Elle a un peu de sa grand-mère Marie Beauvais et de sa tante Marie Guillon. Des grands yeux bleus et pétillants. De longs cheveux blonds bouclés qu’elle laisse dépasser de sa coiffe. Un petit nez à la « retroussette » le tout agrémenté d’un petit sourire qui fait apparaître une légère fossette entre des lèvres épaisses, et des joues roses. Toujours de bonne humeur malgré la vie dure que lui fait vivre sa mère qu’une certaine jalousie féminine dévore. Durant une partie de son enfance elle était très liée par un sentiment d’amitié avec sa voisine, Marie Boyer aujourd’hui mariée et mère de famille depuis peu.
Depuis quelques mois Marguerite Guillon remarque un comportement équivoque que son mari laisse apercevoir envers Gilberte. Ce genre de comportement est très vite décelé chez les femmes. Lasmier vient de tomber amoureux de sa belle fille. La jeune fille ne le décourage pas, soit par coquetterie soit par naïveté. Un après midi tandis que les deux demi-sœurs, Gilberte et Marie Lasmier sont parties garder les moutons et les chèvres, Marguerite en profite pour entreprendre son mari.
- Je vais placer la Gilberte comme servante à l’auberge des Parrain de Jouillat.
- Mais nous avons besoin d’elle ici ! rétorque Lasmier. Qui s’occupera des moutons et des chèvres ?
- La Marie va avoir dix ans, on la mettra bergère et elle la remplacera très bien et puis c’est surtout toi qui a besoin de la Gilberte. Je t’ai vu la « serrer » dans le grenier. Marie aussi l’a vu. Tu croyais qu’elle dormait. Elle me l’a dit.
- Tu inventes ! Tu inventes ! T’es qu’une vieille saloperie.
- Je suis peut-être une vieille saloperie mais toi avec tes soixante ans tu fais rire tout le monde.
Lasmier lève la main sur sa femme pour la gifler mais elle plus prompte que lui, lui assène un méchant coup de bâton. En bas dans la cour, Pierre Guillemet qui vient d’épouser récemment la Marie Tallaire, passe devant la porte du grenier des Lasmier pour se rendre chez les Lamoureux. Les éclats de voix de la dispute lui parviennent aux oreilles. En lui-même il se dit :
« T’es l’vieux Jacques s’fait sonner par sa mégère».
(à suivre)